Il y a une semaine se tenait la Conférence économique pour le développement du Liban par les réformes avec les entreprises, communément et symboliquement appelée la CEDRE. Cette conférence, qui a regroupé près d’une cinquantaine d’États, l’OCDE, la Banque mondiale, le FMI et d’autres organisations internationales, vient donner une impulsion nouvelle et tant attendue à une économie à bout de souffle, subissant de plein fouet les retombées de la guerre en Syrie et croulant sous le poids d’un afflux sans précédent de réfugiés.

La promesse de quelque onze milliards de dollars en donations et prêts, si elle venait à se réaliser, donnerait un stimulus certain à une croissance molle (oscillant piètrement entre 1% et un peu plus de 2% depuis le début de la crise syrienne), injecterait des liquidités nécessaires à la reprise de l’activité économique, moderniserait des infrastructures vétustes et créerait des milliers d’emplois. La réalisation de cette promesse est conditionnée à la mise en œuvre de réformes cruciales tendant à améliorer la gouvernance de l’État et endiguer une dette publique devenue colossale. C’est là un engagement à la charge de l’État et à défaut duquel tout montant prêté qui ne serait accompagné de réformes ne ferait qu’alourdir la dette, représentant aujourd’hui plus de 150% de notre PIB (le Liban est le troisième pays le plus endetté au monde, après la Grèce et le Japon).L’accroissement de la dette publique évolue à un rythme effréné, alimenté par un calcul des intérêts devenu quasi exponentiel et un déficit budgétaire chronique. La forte exposition du secteur bancaire à la dette publique fait peser sur lui un risque systémique en cas de faillite de l’État. Aucune nation qui se veut souveraine ne peut se permettre un tel niveau d’endettement. Encore serions-nous quelque part consolés si ces énormes sommes avaient été légitimement versées pour l’éducation des jeunes ou la santé des citoyens. Cependant, à force de dilapider nos ressources, à coup de corruption institutionnelle, de surcharge de la fonction publique et d’affairisme dans la gestion des deniers publics, notre génération risque de compromettre l’aptitude au développement des générations futures. Le principe d’un développement durable est que toute génération lègue à la suivante un meilleur héritage économique, social et environnemental.

La CEDRE constitue une opportunité, mais celle-ci reste à compléter. Aussi louables que soient les projets identifiés dans les secteurs de l’eau et du traitement des eaux usées, des transports, du traitement des déchets, des télécommunications, de l’électricité, du tourisme ou de l’industrie, leur mise en œuvre aura un impact nul sur la résorption de la dette si celle-ci n’est pas accompagnée par une lutte sérieuse contre la corruption.

Force est de constater que plane depuis longtemps sur l’État libanais une présomption de corruption et les actions du gouvernement actuel n’ont en ce sens pas renforcé la confiance du citoyen dans ses institutions. La création d’un ministère dédié à la lutte contre la corruption s’est avérée n’être qu’une poudre aux yeux ; aucun cas majeur de corruption n’ayant été élucidé malgré la profusion des dossiers suspects. Aussi est-il illusoire et presque naïf de croire que l’exécutif contrôlerait sa propre action. Le gouvernement peut mettre en place une orientation générale pour stopper la corruption, mais c’est en renforçant l’indépendance de la justice et en lui donnant l’arsenal et les outils nécessaires qu’un tel combat pourrait être sérieusement mené au quotidien, loin des annonces théâtrales et des postures démagogiques. Au lieu de cela, c’est plutôt à une instrumentalisation de la justice à des fins politiques et une régression des libertés publiques qu’on assiste.

Avant de traiter un mal, il faut le diagnostiquer. On ne résoudra pas le problème de la dette en se cachant la face et en refusant d’admettre des évidences. Le budget 2018, élaboré hâtivement, à peine discuté au Parlement, voté avec un retard patent (presque au deuxième trimestre de 2018 !) et sans un arrêté préalable des comptes, manque gravement de sincérité. Il omet de mentionner des déficits actuels, le plus représentatif desquels étant le gouffre financier d’EDL, et ajourne des paiements pourtant dus en 2018. On n’élimine pas un coût financier en le censurant. Tôt ou tard, ces ardoises dissimulées devront être payées et leur règlement n’en sera encore que plus pénible. Comment encore penser octroyer dans la loi du budget un droit de résidence permanente aux ressortissants étrangers ayant acquis un bien immobilier alors que la forte hausse des prix de l’immobilier il y a quelques années et le gel actuel des crédits immobiliers subventionnés par la banque centrale empêchent d’innombrables Libanais de financer l’achat d’un appartement ? C’est sans mentionner les répercussions géopolitiques que pourrait avoir une telle clause législative sur le droit au retour des réfugiés palestiniens au Liban, l’une des revendications palestiniennes majeures dans les négociations face à Israël, et la possibilité d’un retour des réfugiés syriens.

De toutes les réformes proposées par la CEDRE, il manque par ailleurs la plus importante, celle concernant la libéralisation du secteur de l’électricité. Le déficit d’EDL est l’une des causes majeures de notre vertigineuse dette publique et le Liban vit depuis des décennies la privatisation anarchique du secteur de l’électricité, assurée par des générateurs de quartier. L’argument principal soulevé contre la privatisation d’EDL est celui d’une incomplète collecte des factures d’électricité. Mais une libéralisation du secteur de l’électricité, par l’introduction d’une juste compétition, la privatisation, au moins en partie, d’EDL, l’établissement d’une autorité indépendante de régulation du secteur de l’énergie, la collecte automatisée et à distance des compteurs, permettrait de baisser le coût énergétique par citoyen, et celui-ci serait plus que satisfait de payer moins cher et de se débarrasser de la « double facture » de son générateur privé. Pourquoi ce modèle a-t-il fonctionné à Zahlé, mais ne fonctionnerait pas sur l’ensemble du territoire libanais ?

Si l’État ne remplit pas ses devoirs à l’égard des citoyens, en leur fournissant des services de première nécessité de qualité (comme la distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité, ou la collecte des déchets) et en arrêtant la dilapidation des fonds publics, comment alors demander aux citoyens de payer plus d’impôts ? C’est la raison pour laquelle j’ai voté contre la dernière loi imposant une série de nouveaux impôts, que je trouvais particulièrement indécente, et dont la première mouture a d’ailleurs été invalidée par le Conseil constitutionnel. Il incombe à l’État de faire les premiers efforts et regagner en légitimité avant d’exiger des citoyens de se serrer la ceinture. Les engagements financiers de la CEDRE sont les bienvenus. Mais sans une lutte efficace contre la corruption et une maîtrise du coût d’EDL, la CEDRE ne fera que s’ajouter à notre longue liste d’occasions manquées et sera reléguée aux mêmes oubliettes que les précédentes conférences Paris I, II et III. L’espoir suscité des premiers jours se muera en une déception de plus. Le Liban tient encore grâce à la formidable résilience de sa population et de sa diaspora. Encore faut-il, non pas uniquement survivre, mais faire rayonner le Liban comme il le fait dans nos rêves.

 

Publication originale : https://www.lorientlejour.com/article/1110321/pour-ne-pas-que-la-cedre-soit-une-opportunite-manquee-de-plus.html